◊ Le
fleuve des dieux
◊
(Roman)
SF
AUTEUR
:
Ian
McDONALD
(Gb)
EDITEUR
:
Gallimard-Folio SF 463, 9/2013 — 850 p., 9.90 €
TO
:
River
of Gods,
2004
TRADUCTION
: Gilles Goullet
COUVERTURE
: Manchu
Précédente
publication
: Denoël-Lunes d’Encre, 6/2010 — 624p., 29 € — Couv. :
Manchu
→ En
2047 l’Inde n’a plus rien à voir avec le pays libéré du joug
britannique des Nehru et autres Gandhi. Conséquence des Guerres de
Partition, l’Union Indienne est désormais balkanisée en plusieurs
petits royaumes se livrant une lutte acharnée pour le contrôle de
l’eau devenue une denrée extrêmement rare dans ces pays privés
de Mousson depuis trois ans, avec pour résultat la transformation du
Gange, un fleuve naguère distributeur de bienfaits dans lequel il
fallait se baigner pour se débarrasser de ses pêchés, en une pomme
de discorde dont les eaux déclinent dangereusement au fils des
années. Pour preuve des rumeurs de guerre qui couve entre les états
musulmans de l’ancien Bengale, alliés à l’état indien d’Awadh
placé dans la sphère d’influence américaine, et le Bhârat, et
sa capitale Vâranasi (l’ancienne Bénarès) où sévit le parti
des fanatiques religieux hindouiste du mystérieux Jîvanjî, que
personne n’a jamais rencontré, et qui menace la souveraineté du
gouvernement de la Première Ministre, Sadjida Râna, le tout sur
fond de barrage édifié sur le Gange par l’Awadh, privant
désormais d’eau leurs voisins du Bhârat. Et comme si cela ne
suffisait pas, aux anciennes dissensions ancestrales, à la fois
religieuses, ethniques et sociales, sont venus s’ajouter les
dérives d’une technologie passée maîtresse dans l’art de
repousser les barrières du possible, les accélérations impulsées
par les technosciences, la révolution de l’informatique et la
mondialisation galopante se mêlant aux résurgences d’une
mythologie hindoue réinvestissant le réel sous les formes les plus
étonnantes. Ainsi on a assisté au développement fulgurant des
Intelligences artificielles (IA) capables de devenir des
machines-outils hypersophistiquées, d’incarner des personnages
dans des séries télévisées à succès, mais aussi de se révolter
avec la menace sous-jacente de l’apparition d’une Aeai de
troisième génération capable de surpasser les hommes et, à terme,
de les remplacer, thématique déjà abordée dans le désormais
culte Les
androïdes rêvent-ils de moutons électriques
de Philip K. Dick, devenu Blade
Ruiner au
cinéma. Mais on a vu également la naissance de nouvelles
populations, comme les Neutres, au cerveau et au corps
chirurgicalement modifiés et bourrés d’implants électroniques
afin de gommer les caractéristiques principales d’appartenance à
l’un ou l’autre sexe déterminant jusqu’ici le genre humain,
ainsi que les Dorés, des Brahmanes chefs de gangs au métabolisme
ralenti qui vivent deux fois plus longtemps que le commun des mortels
a l’intérieur de corps d’enfants. Pour décrire cette Inde
futuriste qui cultive bien des aspects du monde imaginé par l’auteur
britannique John Brunner dans Tous
à Zanzibar, Ian
McDonald, déjà connu en France par des ouvrages phares tels que
Désolation
Road pour
la SF et Roi
du matin, Reine du jour,
pour la Fantasy a choisi de nous présenter neuf personnages qui
évoluent au sein de neuf intrigues différents, donnant leur titre à
chaque chapitre du livre. Des êtres que rien, de prime abord, ne
semble rapprocher, et qui pourtant mélangent leurs trajectoires
intimes à la dense toile géopolitique structurant l’ensemble du
récit afin de converger vers un final éblouissant centrée sur une
sorte d’éternel recommencement bien ancrée dans la mythologie de
la tradition hindouiste. Une histoire qui, tout en nous peignant les
méandres d’une Inde aux mille visages,ne fait que proposer une
réflexion sur la noirceur de l’Humanité et la nature même de
l’univers. Parmi ces individus à la fois créateurs et acteurs des
événements qu’ils vivent et subissent nous trouvons Shiv, petit
malfrat sévissant sur les bords du Gange, qui fait commerce de la
vente d'ovaires récoltés sur des donneuses tout sauf volontaires à
destinations de cultures souches embryonnaires et qui a maille à
partir avec les redoutables Brahmanes. Mais il y a également Nanda,
le pendant du Harrison Ford de Blade Runner, un flic Krishna, membre
d'une police spéciale chargée de traquer les Aeis, ces
intelligences artificielles qui s'infiltrent au cœur des systèmes
informatiques, et qu'il « excommunie » à l'aide d'un pistolet à
double canons, l'un pour les IA et l'autre pour les corps humains, le
tout avec l'aide d'autres IA répondant aux noms évocateurs de
Ganesh, Indara ou Shiva.
Vient ensuite sa femme, Pârvati, qui, si elle est parvenue à
épouser un membre éminent de sa caste, souffre du confinement où
son époux la tient, car elle n'arrive pas à s'intégrer dans la
société où il évolue. Le prochain de la liste est Shahîn Badûr
Khan, le conseiller musulman de Sajida Râna, premier ministre du
gouvernement hindou du Bhârat. Puis nous avons Nadja Askaezadah,
jeune journaliste prête à se damner pour un scoop, qui traîne
derrière elle un lourd passé afghan. Lisa Durnau et Thomas Lull,
sont les américains de service, deux scientifiques à l'origine du
projet Alterre, basé sur la programmation d'un monde alternatif
informatique qui se développe au sein de sa propre réalité. Tal
est le suivant. Un Neutre, concepteur de décors pour Town
and Country,
la série télévisuelle qui cartonne à la distribution entièrement
assurée par des IA. Enfin, nous découvrons Vishram. Plus jeune fils
de la grande famille Ray, qui n'aspire qu'à une carrière de comique
en Angleterre, et qui se retrouve propulsé à la tête de la Ray
Power, puissant Empire énergétique dont son père lui a
soudainement confié les rennes sur fond d'accélérateur de
particules ouvrant sur d'autres dimensions. Ces anti-héros par
excellence naviguent sur les vagues de leurs propres quotidiens en
essayant de ne pas se noyer dans le courant de la vie qui les
entraîne au coeur de méandres compliqués pouvant prendre divers
apparences. Pour Mr Nanda, il s'agit de la poursuite d'Aeais
illégales. Pour Lise Durnau d'une enquête sur la possible
découverte d'un artefact extraterrestre. Pour Thomas Lull, de la
rencontre avec Aj, mystérieuse jeune fille qu'il a recueilli sur sa
péniche et dont les extraordinaires pouvoirs lui permettent, non
seulement de contrôler par la pensée de formidables robots de
combats, mais aussi de cartographier l'existence des gens par simple
contact. Pour Shanîr, de la supervision du transport dans le Gange
asséché d'énormes icebergs dont la fonte sur place est censée
réactiver la mousson disparue. Entourés d'un foisonnement d'autres
personnages, ces individus s'inscrivent dans un processus d'immersion
au sein d'une Inde immortel dont la captivante empreinte est
rehaussée par le parti pris de l'auteur de conserver un grand nombre
de termes indiens, non traduits, ni anglicisés, dont la
compréhension est facilitée par le glossaire placé à la fin du
roman. L'ensemble forme un magnifique livre-univers, remarquablement
traduit par Gilles Goullet qui, passé la première impression
d'opacité provoquée par l'amoncellement des 848 pages de lecture
(600 dans la version grand format Denoël) mérite de se déguster
page après page comme une verre de vieux cognac que l'on boit le
soir au coin du feu quand la neige tombe dehors. Une reprise
bienvenue dans un format plus abordable à toutes les bourses de ce
roman abordant les grands thèmes de la SF, intelligence
artificielle, darwinisme et théorie de l'évolution, techno
sciences, cybertechnologie, mondes parallèles, réseaux
informatiques, réalités virtuelles, manipulations génétiques,
visite extraterrestre, écologie, sans oublier une approche sociale
du devenir humain sous ses multiples facettes, un large pan de
futurologie et, bien entendu, la présence de la Singularité, cette
nouvelle star de la SF contemporaine. On apprendra donc sans surprise
qu'un projet d'adaptation cinématographique est en cours avec un
tournage en Inde, évidemment pour ce livre qui a reçu le British
Science Fiction Howard et qui a été finaliste du prestigieux Hugo.
Et pour en finir avec ce long plaidoyer, à noter, pour ceux qui en
redemanderait, que les éditions Denoel publient dans leur collection
lunes D'Encre en octobre, La
petite déesse et autres nouvelles d'une Inde future,
un recueil où Ian McDonal rassemble sept nouvelles et courts romans
ayant pour cadre l'univers inoubliable du Fleuve
des dieux.
Autre couverture :