jeudi 12 décembre 2019




Dans la toile du temps
(Roman) Hard Science
AUTEUR : Adrian TCHAIKOVSKY (Angleterre)
EDITEUR : Gallimard-Folio SF 641 — 687 p., 9.50 €
TO : Ha’penny, 2007
TRADUCTION : Henri-Luc Planchat
COUVERTURE : Denoël--Lunes d’Encre, 3/2018 — 578 p., 24 €/Couverture de Gaelle Marco
→ Arachnophobes attention, le roman que vous avez entre les mains fait la part belle à ces gentilles petites bestioles qui partagent avec nous notre bonne vieille Terre. Et surtout ne croyez pas vous en débarrasser avec un simple insecticide ou un bon coup de balais, car celles dont vous nous parler Adrian Tchaikovsky ont atteint un niveau de civilisation qui, même si nous le comprenons pas, nous dépasse largement et nous dépassera sûrement dans ce lointain futur qui sert de décor à cette passionnante histoire. Tout commence lorsque l’Humanité, consciente de l’avenir étriqué que lui réserve notre planète bleue, et après avoir colonisé la proche banlieue que constitue notre système solaire, se lance dans la colonisation des vastes espaces interstellaires avec pour crédo le maître mot terraformation. C’est d’ailleurs cette tache essentielle que vient de terminer le Brin 2 (hommage à l’auteur de SF David Brin), vaisseau scientifique humain, sur un monde extrasolaire situé à des années-lumière de la Terre. Le docteur Avrana Kern, à la tête du projet, s’apprête à passer à l’étape suivante du processus, soit le largage sur la planète d’un millier de singes et d’un nanovirus destiné à leur faire subir une évolution accélérée jusqu’à ce qu’ils soient en capacité de comprendre les messages mathématiques envoyés par un satellite laissé en orbite autour de la planète et qu’ils puissent y répondre. Ce stade ultime atteint ils seraient en mesure d’accueillir comme des dieux les colons terriens venus récolter le fruit de leur fabuleuse expérience. Mais, alors que le Brin s’apprête à repartir pour ensemencer d’autres mondes l’imprévisible se produit sous la forme d’un révolutionnaire du NUN, entendez les Non Ultra Natura, qui prône par la violence un retour radical à la nature. Ce dernier réussit à détruire le Brin 2 et  à faire griller les singes cobayes. Seule Avrana Kern parvient à s’échapper en se réfugiant dans le module orbital autonome placé autour de l’astre terraformé où, faisant désormais corps avec les composantes électroniques de l’engin, ne sachant pas que ses précieux primates ont subi un sort funeste, elle entre dans une longue période de cryogénisation. Or, sur le monde en question, baptisé désormais la planète de Kern, si l’ensemble des vertébrés ont été immunisés contre les effets du nanovirus, ce n’est pas le cas des invertébrées, passagers clandestins involontaires du Brin 2. Dés lors, profitant de l’effet élévation contrôlée que diffuse ce dernier, va se développer une civilisation d’où émerge, au fond de l’océan, des crustacés représentés par des stomatopodes marins, sortes de crevettes endémiques, et sur terre des insectoïdes, fourmis et surtout araignées en tête. Ces dernières, et notamment l’espèce Portia Labatia, particulièrement réceptive à la diffusion du nanovirus, vont transformer leur individualisme inné en conscience sociale, puis en redoutable intelligence, et ensuite véritable technologie approprié à leur propre espèce qui va leur permettre de régner sur la plus grande partie de la planète. Et pendant ce temps les humains, me direz-vous… Et bien, comme prévue, à travers le conflit entre les progressistes et les membres du NUN, ils ont fini par s’autodétruire après avoir rendu la Terre inhabitable. Seul vestige de l’Humanité agonisante, le Gilgamesh, une gigantesque arche stellaire peuplée de près de 500 000 individus en animation suspendue, qui s’approche désormais du monde Kern dans le but de recommencer à zéro sur cette nouvelle terre promise. A sin bord, Holsten Mason, l’historien linguiste, Isa Lain, la chef-ingénieur, et  Vries Guyen, le commandant du Gilgamesh, ont été réveillé pour préparer les bases de cette arrivée en fanfare. Mais voilà l’entité Avra Kern n’entends pas que des éléments extérieurs viennent troubler l’expérience menée sur ses précieux primates et à placé la planète en quarantaine. C’est ainsi que les humains du Gilgamesh sont repoussés manu militari et priés d’aller polluer des astres bien plus lointains. A partir de cet instant, Adrian Tchaikovsky va nous inviter à suivre par l’intermédiaire de chapitres alternant les points de vue, les trajectoires destinées à se rejoindre des araignées en perpétuelle mutation et des humains en perpétuels conflits. En effet, sur le monde de Kern, après avoir vaincu les fourmis qu’elles ont transformé en sortes de robots dévolus à leur service, les arthropodes violemment matriarcales (les mâles sont souvent dévorés après l’accouplement) évoluent à vitesse grand V grâce à la transmission de transferts d’expériences, les Savoirs,  à travers des lignées qui se renouvellent avec des noms distinctifs, Portia, Fabian, Viola, qui permettent aux lecteurs d’entrer plus facilement en empathie avec des êtres dont pourtant tout nous sépare. Tout au contraire, chez les humains, nous avons droit à toute la panoplie de dissension et luttes intestines qui minent une société fermée dont les membres se confrontent au fil des réanimations successives qui émaillent leur aller-retour dans l’espace, car le Gilgamesh n’envisage en fait qu’une option : retourner envahir le monde de Kern. Nul doute alors que les araignées ne seront pas du même avis et gare à la confrontation finale. Faisant parti des ultimes choix de Gilles Dumay avant qu’il ne quitte la direction de la collection Lunes d’Encre, ce roman prouve une fois de plus son talent indéniable pour débusquer de véritables pépites littéraires. Car Dans la toile du temps est réellement un récit passionnant. Tant par le soin que son auteur a pris à décrire la densité émotionnelle qui anime ses personnages, autant humains qu’arachnides, que par l’extraordinaire description de la civilisation insectoïde qui nous est proposée. Bien que celle-ci soit basée sur des concepts totalement différents des nôtres, la vue et le toucher étant par exemple remplacé par le toucher et le chimie des phéromones, tandis que nos chères lois de la physique font place à celles de la chimie et de la biotechnologie, elle nous captive page après page au gré de mutations anatomiques, de luttes contre d’autres insectes, de conflits internes sur fond de querelles religieuses où l’entité Kern fait office de nouvelle déesse dont cependant les araignées ne tarderont pas à cerner les limites quand elles seront en mesure d’entrer en contact avec elle. Rarement un contact extraterrestre a été si habilement décrit nous le rendant parfaitement compréhensible et envisageable. Entomologiste de formation, qui a déjà utilisé le monde des insectes comme source d’inspiration, comme dans son cycle de fantasy de Shadows of the Apt,  Adrian Tchaikovsky aborde des thématiques hard-science (arches stellaires, contre-utopie, intelligence artificielle, post-apocalypse) où l’on retrouve les influences d’auteurs majeurs du genre, David Brin, Stephen Baxter, Peter Hamilton, etc…, en supportant toujours avec brio la comparaison et nous entraîne avec lui dans un univers inversé où l’humain, loin de jouir du beau rôle, fait désormais office d’agresseur. Une œuvre qui, sans nul doute, fera date dans l’histoire de la SF contemporaine
Autre couverture :


Les griffes et les crocs (Roman) Civilisation Dragon
AUTEUR : Jo WALTON (Gb)
EDITEUR : Gallimard-Folio SF 643, 9/2019 — 480 p., 8.40 €
TO : Tooth and claw, Tor Books, 2003
TRADUCTION : Florence Dolisi
COUVERTURE : Alex Tuis
Précédente publication : Denoël-Lunes d’Encre, 8/2017 — 412 p., 21.90 €/Couverture de Aurélien Police
→ Ce nouveau roman de l’auteur galloise du cycle de Morwenna débute par l’agonie de Bon Agornin, un énorme dragon, assisté dans son trépas par Penn, un prêtre dragon, qui s’empresse de lui dévorer les yeux dés qu’il a recueilli ses dernières paroles. Un entrée en matière plutôt déroutante pour un lecteur lambda qui ne sait pas encore qu’il va vivre dans prés de 400 pages au sein d’une société de dragons très anthropomorphe. Celle-ci se caractérise par deux points principaux. D’abord, son obédience victorienne car, pour écrire se lire, Jo Walton aurait pris pour modèle le récit du célèbre auteur britannique Anthony Trollope, Framley Parsonnage. Dés lors on ne s’étonnera guère de voir nos chers dragons évoluer selon un strict code de convenance débouchant sur des catégories sociales bien définies où les nobles occupent le haut du pavé. Gros et imposants, ils peuvent voler, sont à la tête d’un fief et de richesses considérables en rapport avec leur statut social (Illustre, Respecté, Digne Eminent) et dominent tout un peuple de serfs aux ailes attachées. Bien entendu l’ensemble de ce monde est avant tout patriarcal et les femmes, qui ne peuvent tomber amoureuses qu’une fois, émoi trahi par le subit rosissement de leurs écailles, ne pensent qu’à trouver l’élu de leur cœur qui leur assurera protection et longue descendance. Cette dernière d’ailleurs nous permet de rebondir sur l’autre originalité de ce roman : nos dragons sont des cannibales. En effet, à la mort de Bon Agornin, sa famille s’est empressée de se partager sa carcasse, car les dragons ne peuvent grossir, et dés lors acquérir plus de puissance, qu’en mangeant de la viande d’autres dragons. Un repas de fête qui, comme de juste, est réservé aux nobles, ne dédaignant pas, à l’occasion, à ingurgiter leurs propres enfants si ceux-ci présentent des faiblesses qui pourraient nuire à l’épanouissement de leur lignée. Ces agapes ne sont pas toutefois sans conséquences, car, frustrés par la part de roi que l’Illustre Daverak, l’époux de Beren, l’une des filles de Bon Agornin a prélevé dans la dépouille du défunt, ses autres enfants, l’ambitieux Avan en tête, lui intentent un procès pour spoliation de bien. La suite du roman va se construire à cheval sur le déroulement de cette procédure judiciaire et sur les péripéties amoureuses de Haner et Selendra, sœurs de couvées et autres filles de Bon Agornin. Au fil de demandes en mariages successives, de séquestrations et de manigances en tous genres, nous allons être invités à partager les préoccupations, souvent bien terre à terre, d’une société refermée sur elle-même qui permet à Jo Walton de parfaire sa critique de moeurs victoriennes empreintes de sauvagerie et de cruauté sous des atours poudrés et des apparences de bonnes manières. Le lecteur français friand de romantisme anglais y retrouvera des accents à la Jane Austen, plus connue que Trollope de ce côté-ci de la Manche, et ne pourra que se plonger avec une surprise mêlée d’une certaine admiration dans cette façon souvent drôle et originale d’aborder ce qui fut une période clé de la vie de nos chers voisins britanniques sans omettre les rapports avec le religieux et l’importance du joug de la servitude, certains fidèles valets allant jusqu’à finir dans l’estomac de leurs maîtres. Un roman surfant avec brio sur le mélange des genres, sans oublier une nette connotation féministe nous présentant des dragonnelles qui compensent leur absence de griffes, avec le déficit physique que cela représente pour affronter les mâles, par la présence de mains qui leurs permettent d’écrire et ainsi de se prévaloir d’une indéniable supériorité intellectuelle sur leurs pères, leurs frères et leurs époux. Un livre donc à découvrir pour tous ceux qui ont déjà apprécié le talent de cet écrivain, auteur notamment de la trilogie uchronique du Subtil changement, également parue chez Folio SF.
Autre couverture :




Les Seigneurs de Bohen
(Roman) Fantasy
AUTEUR : Estelle FAYE (France)
EDITEUR : GALLIMARD-Folio SF 637, 5/2019 — 727 p., 9.50 €
COUVERTURE : Pierre Droal
Précédente publication : Editions Critic, 2/2017 — 636 p., 25 €/Couverture de Marc Simonetti
→ C'est avec un réel plaisir que j'ai accueilli la réédition en poche de ce volumineux roman d'Estelle Faye, auteur française dont nous avons déjà eu l'occasion de lire chez Folio la remarquable trilogie uchronique de La voix des oracles destinée à un public plus adolescent. Et, pour une fois, nous somme enfin confronté à un one shot (même si la fin reste néanmoins ouverte à une suite que nous avons découvert en 2019 avec Les révoltés de Bohen aux éditions Critic) qui ne nous condamne pas à des séries à n'en plus finir dont souvent les volumes perdent peu à peu consistance au fil de leurs publications. Qui plus est, l'auteure a ancré son intrigue au sein d'un univers original qui, une fois n'est pas coutume, puise son inspiration dans une ambiance slave trahie par des termes tels que margrave, byline, vodianoï… pour n'en citer que quelques uns. On y découvre le redoutable empire de Bohen qui a bâti sa puissance sur l'extraction du minerai de lirium, un métal précieux que certains appelaient le sang blanc du monde, arraché aux mines de Katow-Ser, véritable enfer placé sous l'autorité des Sœurs de l'Epée, surveillés par les gardes-chiourmes les plus cruels de l'Empire, et constamment sous la menace des attaques de goules vestiges de la magie démoniaque de l'ancienne civilisation des Wurms. C'est au sein de cet univers riche en contraste dont Estelle Faye esquisse peu à peu la carte au fur et à mesure du déroulement du récit, que vont se punaiser les différentes intrigues centrées sur plusieurs protagonistes dont l'histoire et les points de vue alternent au fil des chapitres entrecoupés d'interlude servant à développer les divers soubresauts qui agitent le corps de cet Empire tentaculaire. D'abord Sainte-Etoile, jeune moine ayant échappé à l'incendie de son monastère pour être recueilli par une sorcière qui lui a implanté dans la tête Morde, une créature surnaturelle avec qui il dialogue désormais au fil de ses pérégrinations. Devenu escrimeur hors pair ce dernier est  poursuivi par les exactions de la secte qu'il a jadis créé et dont la fin apocalyptique lui a valu de nombreuses inimitiés. Puis Wens, jeune clerc de notaire condamnée pour hérésie et mise en danger de l'Empire après avoir engrossé la princesse Othylie qui s'était juste servie de lui pour concevoir son enfant. Wen amené avec sa sœur aveugle Sélène dans les sinistres mines de Katow-Ser où il était destiné à rapidement mourir avant que son destin l'entraîne dans les bras de Sorenz ab Abahain, chef de mercenaires adulés par ses hommes et redouté par l'Empire car il possédait une sorte de monopole sur les canons et les armes à feu rendant sa troupe, d'autant plus dangereuse. Enfin Maëve, la jeune morguenne, entendez magicienne, issue du port des Havres, qui mésestime ses pouvoirs basés sur la manipulation du sel et qui entretien un lien étrange avec l'océan et les terribles Vaisseaux Noirs, flottes fantomatiques dont les flux et reflux viennent semer la désolation le long des côtes de l'Empire. C'est à travers les parcours entrecroisés de ces individus pourtant bien éloignés du pouvoir dominant que va peu à peu s'étendre sous nos yeux le déclin d'un Empire qui a négligé les fondamentaux en pensant qu'il était destiné à perdurer contre vents et marées. Loin des envolées épiques que nous promet un quatrième de couverture mettant l'accent sur l'accent dark fantasy du roman, nous allons plutôt nous laisser glisser dans les pas de personnages tourmentés autant dans leurs trajectoires de vie que dans leurs attirances sexuelles où l'homosexualité est partie prenante qui nous font partager l'intimité de leurs aspirations et de leurs désespérances dans une monde fragilisé par les bouleversements d'une révolution grandissante et parcouru par la persistance de la magie, qu'elle soit issue de l'Ombre en souvenir d'une ancienne époque, ou le propre de fascinants changeformes, sans oublier celle des Vaisseaux Noirs qui hantent les étendues marines. Des vies narrées en trompe l'œil sur la toile d'un monde en effervescence d'où émergent des lieux incomparables, comme la cité de Bo-Chai perdue au cœur d'une jungle où les fantômes se mélangent aux vivants, et la mortifère Katow-Ser, poumon gangréné d'un Empire qui ne veut pas croire à sa mort prochaine. Des vies que nous découvriront en narration alternée dans la droite ligne du désormais célèbre Game of Thrones et auxquelles l'auteure à su nous attacher par le biais d'une introspection de tous les instants sans cependant véritablement nuire à l'avancée du récit, nous conduisant inexorablement dans le sillage des nouveaux Seigneurs de Bohen.
Autre couverture :