♦ Un
homme plein de misère ♦
(Roman)
AUTEUR : Jacques ABEILLE (France)
EDITEUR : GALLIMARD
JEUNESSE-Folio SF 612, 8/2018 — 818 p., 11.20 €
SERIE : Le Cycle des
Contrées
COUVERTURE : Anne-Gaëlle
Amiot
Autres titres du cycle : 1.Les
jardins statutaires – 2.Le Veilleur du Jour – 3.Les voyages du fils –
4.Chroniques scandaleuses de Terrèbre – 5.Les mers perdues – 6.Les Barbares –
7.La Barbarie – HS.Le monde des Contrées
→ Un
matin les barbares furent là. Ils n'arrivaient pas seuls mais eurent tôt fait
d'être les maîtres de Terrèbre. Puis ils évacuèrent la ville afin de
permettre à leurs chevaux de se nourrir
en toute liberté. Peu à peu la population oscille entre résistance et
collaboration, tandis que la cité éventrée s'ensauvage de plus en plus. Au sein
de cette occupation mal définie perce la présence du narrateur, le
"Professeur", jeune linguiste qui est le seul à parler le langage des
barbares venus de steppes et qui s'est vu offrir par un mystérieux voyageur le
dernier livre des jardins statuaires, ce haut plateau de l'est du continent où
des jardiniers pas comme les autres faisaient surgir de terre de fascinantes
statues de pierre en voie d'extinction. Or le Prince, énigmatique chef des
troupes d'invasions, qui a unifié les tribus nomades pour parvenir à ses fins, le
convoque juste avant de quitter la ville avec toute son armée. Ainsi le
Professeur devient l'historiographe de cet homme qui semble ne pas avoir
toujours toute sa raison engagé dans un voyage de plusieurs années dans le
vaste monde des Contrées afin de retrouver une jeune fille et son père. Un
individu parfaitement insérée dans l'atmosphère de fin de monde qui domine le
livre et dont la noire mélancolie s'écoule lentement au fil des pages. A ses
côtés des individus hors normes, comme une étrange magicienne bleue, Uen'Ord,
son fidèle et impressionnant lieutenant, et Félix, jeune esclave capturé
destiné à devenir le secrétaire particulier du linguiste. Tandis que les
nomades rentrent peu à peu chez eux, l'imposante armée se délite
progressivement pour ne former à la fin qu'un petit groupe regroupé autour de
leur Prince. Tout au long de cette vaste pérégrination l'auteur a le mérite de
toujours maintenir le fil de l'intrigue, tout en nous invitant à partager les
états d'âmes d'un linguiste spectateur impuissant d'un monde en train
disparaître, celui des nomades dont les tribus se sédentarisent les unes après
les autres, celui de la fin des jardins statutaires et de l'imaginaire baroque
qu'ils engendraient. Véritable récit initiatique, le roman ne néglige pas pour
autant les auras de l'aventure guerrière, avec des rencontres singulières,
telles ces amazones qui terrorisent les plus vaillants cavaliers, ou les tombes
de la vallée des Anciens Rois, sans oublier des guildes aux ramifications
tentaculaires telle que celle des hôteliers. A la fin de ce voyage épique qui,
sous le maque de l'étrangeté brosse des préoccupations et des ingérences se
télescopant avec les errements de notre quotidien, on s'attardera sur un
Professeur vieillissant et malade qui se lit d'amitié avec Ludovic Lindien, le
fils de Barthelemy Lecriveur, le narrateur du Veilleur du jour qui avait écrit ses mémoires et livrait ainsi des
pans de révélations sur le disparition du chancelier Louvois, juste avant
l'invasion de Terrèbre par les barbares, et sur l'atmosphère de trahison qui
régnait dans la ville. Grand admirateur de Gérard de Nerval, à qui il a dédié
le Veilleur du jour, second tome du
Cycle des Contrées, Jacques Abeille a côtoyé la mouvance du surréalisme, et
l'on peut aussi entrevoir dans on œuvre des influence de Gracq ou de Borges.
Reconnu sur le tard, Jacques Abeille se défini lui-même comme un écrivain
obscur réfugié dans la littérature à la perte de sa première passion, la
peinture, après la découverte de son daltonisme. Puisant le titre de son roman
dans un passage des pensées de Pascal : «Qu’on laisse un roi tout seul
sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans
compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans
divertissement est un homme plein de misères», il continue de fourvoyer ses
lecteurs dans un imaginaire enténébré que porte à merveille sa plume
incomparable plongée dans l'encrier d'un déclinant archaïsme. Pas de véritables
leçons de morales dans ses pages, où chaque protagoniste du Cycle des Contrées
peut se considérer responsable, à moindre ou grande part de la lente agonie de
l'univers ambiant, nouvelle passerelle nous rapprochant de notre propre
condamnation programmée de la planète qui nous abrite. Reprenant les ouvrages, Les
Barbares et La Barbarie, paru aux éditions Attila en 2011, ce livre est une
nouvelle perle au sein d'une œuvre qui trouva son juste miroir graphique dans
les dessins de l'illustrateur François Schuiten, auteur des couvertures de
certains volumes chez Attila et dans le roman graphique Les mers perdues publié
chez Attila en 2010. Assurément un livre qui ne contribuera qu'à confirmer
l'étiquette de singularité dont peut légitimement s'honorer son auteur digne
des plus grands créateurs d'univers anglo-saxons.
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